Les trois vies de Desmond Tutu (Par Pierre Haski)

Desmond Tutu, le prix Nobel de la paix sud-africain mort samedi à 90 ans, a été tour à tour le libérateur, le réconciliateur, et la boussole morale de l’Afrique du Sud. Il laisse un exemple difficile à suivre.

Desmond Tutu a eu trois vies : le libérateur, le réconciliateur, et la boussole morale. Trois vies de combats et de foi étroitement mêlés, récompensées par la défaite de l’abominable système d’apartheid, mais déçus par l’inconstance des successeurs de Nelson Mandela.

Correspondant de l’Agence France-Presse à Johannesburg, j’ai été le témoin de sa première vie, lorsqu’au milieu des années 70, il a émergé comme le porte-voix des sans-voix, alors que les dirigeants de la majorité noire étaient en prison ou en exil. J’allais l’écouter le dimanche à l’église Regina Mundi de Soweto, l’immense banlieue noire de Johannesburg, où il enflammait des foules sans cesse plus nombreuses. A la sortie, les blindés de la police les attendaient, agacés par ces rassemblements difficiles à interdire dans un pays qui se disait chrétien.

Desmond Tutu maniait un humour ravageur, son arme suprême ; il énonçait une parole biblique qu’il opposait à ceux qui, au sein du pouvoir blanc, justifiaient l’apartheid au nom de leur foi chrétienne ; et surtout, il communiquait l’espoir. Il fallait être persuasif pour oser rêver, à la manière d’un Martin Luther King, au cœur des heures les plus sombres de l’apartheid, que les Noirs seraient libres, un jour.

Il a été une boussole morale, car si Desmond Tutu a pris sa part -et plus que sa part- dans la lutte anti-apartheid, au point de recevoir le prix Nobel de la paix en 1984, puis en créant la Commission Vérité et Réconciliation, il n’a jamais sacrifié sa liberté de pensée à l’engagement politique.

Avant comme après l’apartheid, il n’a jamais été complaisant avec ses amis. Alors que les townships s’enfonçaient dans la violence, dans les années 80, il était intervenu pour empêcher le lynchage de ceux que la foule considérait comme des collaborateurs de l’apartheid. « Ne devenez pas comme eux », leur disait-il en prenant le risque d’être lui aussi rejeté.

Mais c’est surtout après l’unique mandat de son ami Nelson Mandela qu’il est devenu la référence morale dont l’Afrique du Sud avait bien besoin. Il a dénoncé toutes les dérives des successeurs de « Madiba », à commencer par la corruption et le népotisme des anciens libérateurs qui se croyaient tout permis au nom de leurs sacrifices passés.

C’est sans doute la grande déception de sa vie bien remplie, de voir ses espoirs de « nation arc en ciel » -la formule est de lui- minés par ceux-là même qu’il avait accompagnés jusqu’aux marches du pouvoir.

Il avait même publiquement annoncé qu’il ne voterait plus pour le Congrès national africain (ANC), le parti de Mandela, lorsque Jacob Zuma, alors Président sud-africain, avait mis le pays en coupe réglée. Zuma, qui est aujourd’hui menacé de prison pour corruption généralisée, a fini de ruiner l’héritage de la lutte de libération qui promettait des lendemains plus heureux.

A la mort de Nelson Mandela, en 2013, c’est à Desmond Tutu qu’il est revenu de clore l’hommage officiel, dans le grand stade de Johannesburg, signe de son autorité morale incontestée. L’archevêque à la retraite a alors imposé un silence total à la foule, et lui a fait promettre, « devant Dieu », de rester fidèle à « l’exemple de Mandela ».

Aujourd’hui, il faudrait ajouter, l’exemple de Mandela ET de Tutu. Mais il est à craindre que l’Afrique du Sud pleure ses héros, sans parvenir à se hisser à leur hauteur.

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