ENTRETIEN / Emanuela C. Del Re, représentante spéciale de l’UE pour le Sahel : « L’Union européenne ne se désengagera pas du Sahel, mais elle n’y restera pas non plus à n’importe quel prix »

Dans cet entretien exclusif à Financial Afrik, la représentante spéciale de l’Union européenne pour le Sahel et ancienne ministre d’Etat italienne pour les affaires étrangères, Emanuela C. Del Re, manie habilement le bâton et la carotte vis à vis des militaires au pouvoir au Mali et au Burkina Faso. Si elle se veut rassurante sur le maintien d’une force européenne redéployée au Niger pour faire tampon à la menace terroriste «qui avance vers le sud», elle n’en appelle pas moins de ses vœux de sérieuses réformes en matière de gouvernance ainsi qu’une feuille de route révisée pour mieux guider l’action des Européens au Sahel.

Lors de votre dernière tournée dans le Sahel, vous avez choisi de séjourner au Burkina Faso. Pourquoi ce pays en particulier parmi ceux du G5 Sahel ?

Je me suis effectivement rendue au Burkina Faso début mars à la demande de certains Etats membres de l’Union européenne (UE) et en accord avec le Vice-président de la Commission européenne, Joseph Borrell, qui est le Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Cette visite est intervenue à un moment crucial pour les pays du Sahel très affectés par les transitions en cours dues à des coups d’Etat militaire et à une dégradation de leur situation sécuritaire, avec un risque d’extension au sud de la menace terroriste. Le Burkina Faso subit cette double peine. Il était donc important d’y aller pour rappeler les positions de l’UE. Je me suis longuement entretenue avec le chef de la transition, le colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, arrivé à la tête du pays après le coup d’État du 24 janvier 2022 sans, toutefois, assister à son investiture. Mais je lui ai fait passer le message que l’ordre constitutionnel devait être rétabli dans un délai raisonnable et que l’ancien président, Roch Marc Christian Kaboré, devait être libéré ; également que le déploiement de mercenaires étrangers, comme au Mali, était inacceptable…

Il semblerait que vous ayez été entendue puisque le président Kaboré, en résidence surveillée depuis le 24 janvier a pu regagner, mercredi 6 avril, sa résidence familiale du quartier de la Patte d’oie…

Nous ne pouvons que nous en réjouir. Car si l’UE n’a pas l’intention de retirer son soutien au Burkina Faso, elle ne le maintiendra pas à n’importe quel prix non plus. De mes contacts avec la CEDEAO et des entretiens que j’ai pu avoir – aussi avec des représentants de la société civile burkinabé-, je suis plutôt optimiste. Je retiens, en effet, de la part des nouveaux dirigeants à Ouagadougou, une ligne pragmatique et le rejet de la violence que je tiens à saluer.

Au Mali, le ministre de la Défense désigné de la junte au pouvoir depuis le 24 mai 2021, Souleymane Doucouré, a annoncé une période de transition de cinq ans. Que pouvez-vous faire pour convaincre le président Assimi Goïta d’organiser des élections plus tôt ?

La durée de la transition au Mali telle qu’elle continue d’être défendue par la junte au pouvoir à Bamako n’est pas acceptable. Dans ce rapport de force, il est plus que jamais indispensable d’appuyer les efforts et la médiation de la CEDEAO, politiquement, tout en maintenant le dialogue direct avec les autorités sur le sujet. A cet égard, l’UE dispose d’importants leviers, à commencer par l’ampleur de sa coopération avec le Mali, qui touche les domaines de la coordination politique, de la sécurité et du développement. Dans le cadre de ce dialogue exigeant, l’UE doit être aussi en mesure de suspendre, le cas échéant, de façon réversible et modulable, tout ou partie de ses activités. Notamment, les plus sensibles et exposées, comme l’appui budgétaire ou la formations des forces armées, pour éviter toute situation de contact des forces entraînées par l’UE avec les mercenaires russes. Cela ne doit aller jusqu’au retrait complet, qui nous priverait d’importants relais et leviers de discussions avec aussi des conséquences sur l’ensemble des pays du G5 Sahel, qu’en cas de nécessité absolu et risque de réputation avéré. Dans ce cadre, la question de la bonne gouvernance est au cœur de nos préoccupations et de notre approche à la lumière des développements récents. Les transitions en cours doivent aussi être perçues comme une grave crise de gouvernance au Mali.

La force Takuba est finalement arrivée au Niger, non sans grincement de dents…Quelle est votre analyse sur le redéploiement des forces militaires dans ce pays et, notamment, des forces françaises de Barkhane. Ne risque-t-on pas d’assister à un rejet, comme cela s’est produit au Mali, si les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances en matière de lutte anti- terroriste ?

La reconfiguration de la présence et du dispositif sécuritaire internationaux nous force à repenser notre engagement. C’est aussi une occasion pour nous de reconsidérer notre approche en tirant toutes les leçons du passé. Pour autant, dans les circonstances actuelles, il est indispensable de maintenir une présence militaire de réassurance en appui d’un dispositif réadapté pour prévenir la recrudescence des attaques des groupes armés dans cette période délicate et de continuer à appuyer les actions de stabilisation. Nous ne pouvons donc que nous réjouir de ce redéploiement au Niger qui permet un maintien avec une zone d’opérations élargie. La force Takuba est une initiative de coopération européenne originale qui a fait la preuve de son efficacité opérationnelle. Je fais toute confiance au professionnalisme des unités des forces armées nigériennes et de la force conjointe du G5 Sahel pour opérer avec elle, afin de lutter contre la menace des groupes armés terroristes et d’assurer de fait la protection des civils.

Les Suédois et, surtout, les Tchèques ont déjà signifié leur désengagement militaire du Sahel. Sans parler des Danois qui ont été très échaudés de leur renvoi du Mali: n’y a-t-il pas là les signes avant-coureur d’un sauve qui peut européen du Sahel, particulièrement dans le contexte de la guerre en Ukraine ?

L’engagement de l’UE en faveur de la stabilité au Sahel est un objectif stratégique majeur partagé par la totalité de ses 27 Etats membres. En témoigne, notamment, l’engagement important de certains d’entre eux, a priori moins concernés comme ceux du Nord et du Centre de l’Europe, au sein de sa Mission d’entrainement militaire (EUTM- European Union Military Training Mission) et de la force Takuba. C’est à cet égard une vraie réussite qui n’est pas mise en cause par une forme de compétition géopolitique, encore moins certaines chicaneries juridico- technique ou la rotation des unités déployées.

L’UE, à l’instar de la France, a condamné la présence de milices russes (Groupe Wagner) au Mali ? Pensez-vous également qu’il y a, là, un dessein (inavoué) de la Russie de déstabiliser la région du Sahel ?

Il faut à tout prix éviter que le Sahel, confronté à une menace persistante et sans précèdent et possiblement à une nouvelle crise alimentaire, devienne en plus un théâtre d’affrontement géopolitique par acteurs interposés. La présence de mercenaires russes et les frictions que provoquent d’ores et déjà leur déploiement sont à cet égard très préoccupantes. Sans parler du risque d’exactions de nature à aggraver la déstabilisation de la région. Les précédents que nous avons éprouvés en RCA et en Libye parlent d’eux même et expliquent aussi la ferme opposition exprimée par l’UE.

Après le sommet UE/UA à Bruxelles, quelles sont les avancées en matière d’aide qui vont bénéficier directement aux pays du Sahel et à ceux du G5 en particulier ? En d’autres termes, est ce que ces pays tirent leur épingle du jeu ou bien -au contraire- risquent-ils de payer le prix de l’insécurité (en matière d’investissements) due à la série de coups d’états qui les affligent ?

Le 6eme Sommet UA/UE des 17 et 18 février derniers à Bruxelles représente une étape importante de notre partenariat avec l’Afrique. Il s’agit désormais d’assurer le suivi et la mise en œuvre des engagements qui ont été pris à cette occasion. On ne peut pas parler, à ce stade -ni en règle générale-, de ‘gagnants’ ou de ‘perdants’. Il est vrai toutefois que les principes de notre coopération, en matière d’ordre démocratique et constitutionnel, de respect des droits de l’homme et de bonne gouvernance ont été réaffirmés. Et c’est une bonne chose dans le cadre d’un partenariat responsable et exigeant que l’Europe souhaite mettre en place.

La question de l’immigration et des déplacements de population au sein des Etats du G5 Sahel a quelque peu été éclipsée par l’actualité lors du sommet UE/UA. Le regrettez-vous ? Comment l’UE peut-elle (mieux) aider ces Etats à accueillir des populations qui fuient les attaques djihadistes ? L’UNHCR au Niger, par exemple, déplore que seulement 60% de ses besoins pour aider les populations réfugiées des Etats voisins soient couverts pour 2022 !

Les migrations irrégulières et les mouvements de populations fragilisent durablement de nombreux pays du Sahel. Et cette situation pourrait encore empirer avec l’insécurité alimentaire découlant de la guerre en Ukraine et des ruptures d’approvisionnement. L’UE reste pleinement engagée pour faciliter l’accueil de ces migrants ainsi que leur retour, tant dans le cadre des dialogues qu’elle conduit avec les autorités des pays concernés qu’en matière d’actions concrètes. Au Niger, par exemple, l’UE maintient et développe ses activités de soutien à Agadez et à Diffa. Mais cela vaut pour l’ensemble des pays du G5 Sahel qui y sont confrontés comme le Burkina Faso et la Mauritanie. Je me suis rendu à l’occasion de ma visite au Burkina dans le camp de Kaya au Nord de Ouagadougou où j’ai pu me rendre compte des conditions d’accueil de ces réfugiés internes et des efforts de HCR, de la Croix Rouge mais aussi de l’UE avec ECHO.

Il a été demandé au Haut-représentant de la Coalition pour le Sahel. M. Djimé Adoum, d’organiser une réunion ministérielle de la Coalition dans laquelle vous êtes. Quel bilan tirez-vous, à ce stade, de la Feuille de route adoptée il y a un an?

Cette réunion ministérielle a eu lieu le 9 mars. Elle a pris acte des avancées de la feuille de route décidée lors du sommet de N’Djamena en mars 2021 et a mandaté M. Djimé Adoum aux fins de l’actualiser et de la réviser à l’aune des évolutions récentes. A savoir : les gouvernements de transition issus de coups d’état militaire, les problèmes de gouvernance, l’extension au sud de la menace terroriste, l’avenir du G5 Sahel, le rôle déstabilisateur des acteurs non conventionnels comme les mercenaires de Wagner. L’UE est un acteur majeur et historique de la Coalition pour le Sahel et des engagements de la feuille de route dans lesquels elle inscrit son action en s’appuyant sur quatre piliers. L’UE est notamment responsable des efforts des piliers centraux 2 et 3 en matière de sécurité, de stabilisation et de retour de l’Etat. Cela couvre notamment le fameux ‘Sursaut Civil et Politique’ décidé à N’Djamena. Elle a aussi un rôle prépondérant en matière de développement sur le pilier 4 dans le cadre de l’Alliance Sahel. A ce titre, elle a pris toute sa part dans ces efforts avec des avancées notables qu’il convient désormais de conforter et d’ajuster.

Au vu de la guerre en Ukraine, et du risque de désengagement de l’UE d’Afrique, que pouvez-vous faire pour renforcer le partenariat eurafricain au Sahel ?

C’est l’objectif de l’exercice mené actuellement par M. Djimé Adoum qui doit conduire à l’adoption d’une feuille de route révisée à l’occasion d’une nouvelle réunion de la Coalition (Sommet et/ou ministérielle) avant l’été. L’UE participe activement à cet exercice, indispensable, et maintient ses efforts et son engagement en ce sens et dans cette continuité.

Propos recueillis par Christine Holzbauer, Paris.

Source : Financial Afrik

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