QUE NENNI ! /  » Fraude massive de faux billets  » au Stade de France : les failles de la version du ministre de l’Intérieur français

La version maintenue contre vents et marées par le ministère de l'Intérieur, incriminant un afflux massif de spectateurs du club de Liverpool munis de faux billets, est mise à mal par les éléments factuels et témoignages actuellement à notre disposition. Source : Marianne

Pour lui, la cause est entendue. D’après Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur français, les incidents survenus aux abords du Stade de France  lors de la finale de la Ligue des champions samedi 28 mai ont une origine bien établie : une « fraude massive, industrielle et organisée de faux billets », selon l’expression employée par le ministre en conférence de presse lundi. Laquelle aurait conduit 30 000 à 40 000 supporters de Liverpool à se présenter au stade en plus des 22 000 compatriotes munis de places authentiques. Ce « mal racine » est brandi comme explication principale du fiasco par le ministre de l’Intérieur et sa collègue des sports, Amélie Oudéa-Castera, sans que l’un ou l’autre n’esquisse le moindre mea culpa sur l’organisation de cet événement de portée mondiale. Cette version des faits, maintenue contre vents et marées par Beauvau, est pourtant mise à mal par les éléments factuels et témoignages actuellement à notre disposition.

Si le comptage précis du nombre de personnes s’étant présentées au Stade de France sera toujours sujet à caution dans la mesure où certains points de contrôle ont sauté pendant la soirée, ce n’est pas le cas de la mesure de l’affluence dans les transports en commun par la RATP. Alors que Gérald Darmanin parlait lors de sa conférence de presse de « 79 000 voyageurs dans les transports publics » et « 16 000 depuis des cars », soit 95 000 personnes, la régie ferroviaire parisienne a compté 43 200 personnes sur les lignes de RER B et D et 26 000 sur la ligne 13 du métro, comme le relate l’Equipe. En ajoutant les 16 000 spectateurs en car, on arrive à 85 200 personnes.

Mais cette première différence n’est pas la plus frappante : dans la mesure où le match entre le Real Madrid et Liverpool se jouait à guichets fermés, la présence de 30 000 à 40 000 personnes surnuméraires devrait s’ajouter à la jauge du Stade de France de 80 000 personnes, soit au minimum 110 000 personnes, et au maximum 120 000. Où sont passées, dans l’hypothèse basse, les 24 800 personnes – soit l’équivalent du stade de la Meinau à Strasbourg – manquantes par rapport aux chiffres de la RATP ?

DEUX PLUS DEUX ?

Mais Gérald Darmanin persiste et signe, non sans instiller une certaine confusion dans l’affaire. Lundi soir sur TF1, le ministre s’est à nouveau retranché derrière les chiffres évoqués dans la matinée : « Il y a eu entre 30 000 et 40 000 personnes de plus que ne peut accueillir le Stade de France sur le parvis, et ils étaient là avec des billets falsifiés ou sans billet du tout. (…) 70% des 120 000 personnes qu’on a contrôlées  80 000 plus les 40 000 qui n’auraient pas dû être là  ont vu leur billet étant faux [lors de la première étape de vérification, N.D.L.R.]. Et donc évidemment ça a créé un bouchon très important ». Encore une fois, ce tableau ne résiste pas à un rapide calcul : si 70 % des 120 000 billets étaient caducs, il n’en restait donc que 30 % de valables, c’est-à-dire 36 000 tickets. Soit moins de la moitié de la jauge du Stade de France.

Comment expliquer ce contresens ? En réalité, cette proportion de 70 % de billets invalides pourrait ne concerner que ceux présentés par les supporters de Liverpool. Le ministre semble d’ailleurs le confirmer lui-même, à un autre moment de son interview sur TF1 : « On a eu exclusivement des problèmes qu’avec (sic) la tribune britannique », a-t-il affirmé.

Une telle version rend l’éventail de chiffres officiels plus cohérent. Mais elle amène d’autres interrogations, plus pratiques cette fois. En effet, ce scénario implique que les 30 000 à 40 000 titulaires de faux billets se soient ajoutés aux 22 000 spectateurs « légitimes » du club anglais, soit que 52 000 personnes au minimum (et 62 000 au maximum) s’agglutinent sur le chemin qui leur était réservé, au sud du stade. Si près des deux tiers de cette cohorte avaient été refoulés faute de billets valables, comment cette marée humaine serait passée inaperçue ?

Or, parmi les reportages et témoignages que nous avons consultés, aucun ne fait état d’un tel nombre de personnes qui auraient fait le chemin en sens inverse dans cette zone, ou seraient restées bloquées aux abords du stade. « S’il y avait bien des milliers de supporters britanniques sans tickets, pouvons-nous voir des preuves, des enregistrements vidéo ? », réclamait en conséquence le journaliste britannique du Daily Mail Rob Draper, dimanche sur Twitter.

« NOUS L’AURIONS SU »

Dans l’ensemble, les dires de Gérald Darmanin sont unanimement contredits par les observateurs de la soirée. « Pas un seul supporter de Liverpool n’est venu me voir pour me dire qu’on lui avait vendu un faux ticket. S’il y avait eu des milliers et des milliers de faux tickets, nous l’aurions su. Nous étions sur place avec les supporters », assure sur Twitter Kaveh Solhekol, journaliste pour la chaîne anglaise Sky News. « Je suis resté pendant plus d’une heure avant le coup d’envoi devant les portes les plus bondées et il n’y avait absolument aucun signe montrant que les gens se frayaient un chemin avec de faux billets », abonde James Benge, de la chaîne américaine CBS.

Dans Le Parisien, Pierre Barthélemy, avocat de plusieurs groupes de supporters français, dépêché sur place en tant qu’observateur de l’association Football Supporters Europe, est lui aussi catégorique : « Il y avait des faux billets et des fausses accréditations, on en a vu, mais de manière très marginale. En une heure, à la porte Y, on a vu une dizaine de supporters dans ce cas-là. Ils ont été aussitôt interpellés par les gendarmes. » Même son de cloche pour le directeur général de cette association, Ronan Evain, interviewé par RMC  : « Le chiffre avancé par la préfecture de police de 30 000 à 40 000 faux billets est complètement fantaisiste, assure-t-il. Pour avoir observé les entrées pendant plusieurs heures, il y avait effectivement quelques faux billets et il y avait surtout des fausses accréditations. Mais c’était vraiment marginal. » Rappelons en outre qu’aucune des gardes à vue de samedi soir ne concernait des faits présumés de faux billets.

PHOTOCOPIEUSE

Enfin, sur le plan de la fabrication de ces faux billets, rien ne s’opposait à une reproduction en très grand nombre. Mais nul besoin d’une « fraude massive, industrielle et organisée » pour cela. Comme l’a rappelé Gérald Darmanin, « les billets sont normalement électroniques, [mais] ils ont été faits en papier à la demande du club de Liverpool ». Or ces billets peuvent être dupliqués à l’identique par… une simple photocopieuse.

L’imprimeur Hervé Richard, président de la société Process Impressions Conseils est formel : « La reproduction de ces billets ne présente aucune difficulté matérielle. C’est une feuille avec un QRCode, sans filigrane. Pas besoin d’être un faussaire, un enfant peut le faire. Ils ont accepté un truc tellement simple qu’il était falsifiable par n’importe qui. Sur un match de ce niveau, avec 80 000 personnes, ça me semble complètement aberrant. » Évidemment, ce point ne permet pas d’en savoir plus sur l’ampleur de la fraude. Reste que le ministre de l’Intérieur préfère présenter cette dernière comme un phénomène « industriel et organisé », laissant entendre que des moyens conséquents auraient été nécessaires, au lieu de reconnaître que l’organisation de cette finale était là aussi défaillante.

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