Sénégal : Inquiétudes face à la répression meurtrière, à la violence et aux restrictions de l’accès à l’internet (Article 19)

ARTICLE 19 est profondément préoccupé par les pertes en vies humaines et les violences, ainsi que les restrictions d’accès à internet instaurées par le gouvernement à la suite des récentes manifestations au Sénégal, après la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko.

Bulakali Alfred Nkuru, Directeur Régional d’ARTICLE 19 Sénégal et Afrique de l’Ouest, a appelé à la préservation de la liberté d’expression, à la levée des restrictions et à la non-violence pour réduire les tensions :

Nous demandons vivement aux autorités de faire preuve d’ouverture et de mettre fin aux   restrictions pour désamorcer les tensions.  Il est nécessaire de maintenir l’ouverture de l’espace public, de garantir le droit du public à l’information et de préserver la liberté d’expression.   Lever urgemment toutes les restrictions sur internet et permettre aux citoyens qui désirent manifester pacifiquement de s’exprimer sans peur d’être réprimés participent à l’apaisement et démontre la volonté de l’Etat du Sénégal à sauvegarder les principes des libertés publiques fixées par les normes internationales même en des moments de tension.

Une enquête approfondie et transparente doit être menée sur l’usage excessif de la force, les pertes en vies humaines et toutes les allégations de traitements dégradants infligés à des manifestants et le rapport rendu public pour sauvegarder la confiance des citoyens dans l’État de droit et les institutions.  La libération des manifestants arrêtés en attendant la fin des enquêtes pour situer les responsabilités ainsi que des activistes et journalistes en détention constituerait un signal positif de l’Etat. Il est important que tout le monde rejette la violence et que la polarisation des discours baisse.

Répression sanglante des manifestations avec usage des armes léthales

Au moins 16 personnes ont perdu la vie, dont certains par balle, au cours des manifestations violentes qui ont commencé le 1er juin 2023 à Dakar, Ziguinchor et d’autres régions du Sénégal, dans la foulée de la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison par un juge pour « corruption de la jeunesse ».

Face aux manifestations spontanées qui ont commencé dans différents endroits, les forces de sécurité ont fait usage des gaz lacrymogènes pour empêcher des attroupements non autorisés. Les manifestations ont rapidement dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre puis se sont transformées par endroits en émeutes avec des attaques et des destructions des biens publics et privés.

ARTICLE 19 est très consterné par l’usage excessif et disproportionné de la force, y compris le recours aux armes léthales.  Les témoignages concordants font état des personnes décédées après avoir été atteintes par des balles réelles. La croix rouge à travers un communiqué a annoncé avoir secouru 357 manifestants blessés, dont une femme enceinte, et 36 éléments des forces de défense et de sécurité. Parmi eux, 78 étaient blessés grièvement et ont été évacués vers des structures de santé.

Des centaines de manifestants dont le nombre n’est pas jusque-là rendu public ont été interpellés.  Même si la force peut être utilisée lors des manifestations violentes, elle doit être strictement nécessaire et non disproportionnée, tel que réglementé par des normes et des standards internationaux visant à protéger les droits fondamentaux des manifestants.

ARTICLE 19 est également préoccupé par des allégations faisant état de présence aux côtés des forces de sécurité dans certains endroits des personnes en tenues civiles, qui ont participé à la répression infligeant des traitements inhumains et dégradants à des manifestants. D’autres allégations font état du recours aux civils comme boucliers humains par certains membres des forces de l’ordre.  Si ces allégations sont avérées, il s’agirait d’une violation d’une extrême gravité des principes de maintien de l’ordre et de protection des manifestants. Nous rappelons que les forces de sécurité commis au maintien de l’ordre lors d’une manifestation doivent porter des signes distinctifs qui les identifient en tant que tels.

Nous appelons les autorités sénégalaises à mener une enquête indépendante, approfondie et transparente sur l’usage de la force léthale, les décès par balle et toutes les autres allégations pour établir les responsabilités et faire justice. Pour les faits avérés, le rapport de l’enquête devra établir les responsables sur terrain et les donneurs d’ordre. Le rapport doit être rendu public.

Alors que des manifestations sporadiques non autorisées d’une ampleur moindre se poursuivent dans certains endroits, nous exhortons les autorités sénégalaises à empêcher tout usage de la force léthale et toute force disproportionnée lors du maintien de l’ordre, à garantir la protection de la vie et de l’intégrité physique des manifestants et à favoriser la désescalade en libérant notamment les manifestants et d’autres activistes arrêtés ces derniers temps.

Restrictions du droit à l’information et de la liberté d’internet 

La liberté d’internet, la liberté des médias et le droit du public à l’information sont très mis à mal suite aux mesures restrictives décidées par les autorités.

Dans la nuit du 1er juin 2023, les Opérateurs Orange et Tigo ont commencé des restrictions sur l’accès et l’usage de certaines applications et réseaux sociaux notamment Twitter, WhatsApp, Facebook, YouTube. Ces restrictions se sont intensifiées avec la suspension d’internet sur les données mobiles décidées par les autorités sénégalaises dans un communiqué en date du 4 Juin, 2023.

Le signal du Média Walf TV a été coupé dans la nuit du 1er juin. L’autorité de régulation “CNRA” a décliné toute responsabilité dans cette coupure rappelant qu’il y avait une procédure à suivre à cette fin.

Le Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information, qui assure la formation en journalisme, a été attaqué par un groupe de manifestants notamment avec des véhicules détruits.

Toutes ces attaques portent atteinte aux libertés d’expression, d’information, des médias et entravent de nombreux autres droits socioéconomiques des citoyens pour l’exercice desquels l’internet joue dorénavant un rôle crucial. Les autorités doivent restaurer l’accès et l’usage de toutes les applications sur internet en conformité avec leurs obligations constitutionnelles et les normes du droit international des droits de l’homme.

Dans ce sens, le principe 37 sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique demande aux Etats de ne pas empêcher la communication des informations en ligne notamment par les blocages d’internet et de s’abstenir d’interruption de l’accès à l’internet et à d’autres applications numériques. Même si le droit à la liberté d’expression n’est pas absolu et que des limites peuvent être justifiées, l’’article 19 (3) du PIDCP conditionne toute mesure de restriction à la liberté d’expression au respect de la légalité, de la nécessité et de la proportionnalité. Il n’est pas forcément le cas avec la mesure de suspension d’internet qui frappe tout le monde. Il existe des mesures moins contraignantes notamment le recours aux règles communautaires des plateformes sur les discours de haine et de violence en ligne.

La coupure d’internet et les autres formes de restrictions en ligne constituent une violation de la liberté d’expression tel qu’étayé par la jurisprudence africaine. La Cour de justice de la CEDEAO a condamné le Togo et le Nigeria pour coupure d’internet et restriction de l’usage de Twitter  respectivement.

Les autorités sénégalaises doivent mettre fin à la suspension de l’accès et de l’usage des réseaux sociaux. ARTICLE 19, Junction, APPEL, RADDHO ont initié  une déclaration en ce sens. La déclaration a reçu le soutien de 24 autres organisations en Afrique.

Réactions du gouvernement et de la communauté internationale

La CEDEAO a déploré   les morts et condamné la violence. L’Union africaine a appelé au respect du droit des citoyens à exercer leurs droits de liberté d’expression et de manifestation. Le Secrétaire Général des Nations Unies, Antonio Guterres, a vivement condamné les actes de violence récents et a appelé tous les acteurs impliqués à faire preuve de retenue.  De manière similaire, la France, qui entretient des relations étroites avec le Sénégal, s’est déclarée « extrêmement préoccupée » par la situation. La Gambie a appelé au dialogue et les Etats Unis à la sauvegarde de la culture de la démocratie et de l’état de droit.

Alors que le Sénégal se prépare à la revue de la situation des droits de l’homme à travers le mécanisme de l’Examen Périodique Universel (EPU)  cette année, nous appelons à une  évaluation sérieuse des atteintes aux libertés publiques en particulier la liberté d’expression, la liberté d’assemblée pacifique, la liberté de presse et la liberté d’internet en vue formuler des recommandations au gouvernement pour  la sauvegarde de l’espace civique conformément aux normes et standards internationaux applicables.

Contexte

Depuis 2021, le Sénégal a connu une période politique tumultueuse, marquée par plusieurs événements avec l’accusation de l’Opposant Ousmane Sonko pour viol. Cette affaire a provoqué une polarisation de l’opinion publique et des tensions politiques dans le pays. L’affaire Sonko a conduit à de nombreuses manifestations et troubles civils, avec des affrontements entre les partisans de Sonko et les forces de l’ordre entraînant le plus souvent des morts, des destructions des biens et des arrestations.  Les autorités ont répondu en imposant des restrictions de l’espace civique, notamment en interdisant certaines manifestations.

Parallèlement à ces restrictions, il y a également eu une pression croissante sur les médias. Des journalistes ont été harcelés, arrêtés ou intimidés par les forces de l’ordre et parfois par des manifestants en colère, dans le cadre de leur travail. Des médias, comme WALF TV, ont été parfois suspendus.

Ces mesures ont suscité de vives critiques de la part des défenseurs des droits de l’homme et des organisations de la société civile, qui ont dénoncé une atteinte à la liberté de la presse et à la liberté d’expression ainsi qu’une pression inquiétante sur l’espace civique.

Face à cette situation tendue, le Président Macky Sall a initié un dialogue national en fin Mai 2023 dans le but de désamorcer les tensions à quelques mois de l’élection présidentielle prévue en Février 2024. Ce dialogue qui réunit des représentants du gouvernement, de l’opposition, de la société civile et d’autres acteurs clés doit parvenir à un consensus sur les réformes nécessaires. Il est rejeté par certains membres de l’opposition. La situation reste tendue, ce alors que la plateforme « des forces vives de la nation », le F24 , une coalition de l’opposition appelle à de nouvelles manifestations le Vendredi 9 Juin.

Dans ces circonstances, il est primordial de tirer les enseignements de cette situation et de réformer le cadre légal relatif à la presse, la liberté d’expression et à l’exercice des libertés publiques. Les dispositions restrictives en vigueur doivent être levées. Un cadre juridique plus ouvert permettra de mieux protéger les libertés et la démocratie, tout en donnant à l’État les moyens nécessaires pour les encadrer conformément aux normes et standards internationaux applicables , a renchéri Alfred Nkuru Bulakali.

Source : Article 19

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page